Black Rebels Motorcycle Club
Pour certains, le rock’n’roll est une peine à perpétuité. Il habite chaque muscle de ton corps, chaque pensée, il s’inscrit sur ton visage. Quand tu arrives au QG de Black Rebel Motorcycle Club, à East Hollywood, tu sais que tu entres dans le repaire de prisonniers du rock les plus viscéraux. Dans l’allée, des motos. Dans le salon, du matériel éparpillé partout : morceaux de batterie, guitare pedal steel, piles de vinyles. Peter Hayes (guitare, chant), les yeux embués, une clope au bec, t’ouvre la porte, accompagné de sa colocataire et batteuse Leah Shapiro. Bientôt rejoint par Robert Levon Been, bassiste, cofondateur du groupe, lunettes noires et look tout en noir. Tous trois semblent perpétuellement sur le fil, même dans le confort de leur complicité. Ils pèsent chaque mot. Pour eux, comme pour leur musique, rien n’est laissé au hasard. Si le résultat n’est pas parfait, ils n’en veulent pas.
C’est ici qu’ils peaufinent actuellement leur huitième album, successeur de Specter At The Feast (2013). Wrong Creatures a vu le jour à l’été 2015. Shapiro se remettait alors d’une opération au cerveau. Le trio, fraîchement rentré de tournée, a commencé à esquisser de nouveaux morceaux dans leur espace privé surnommé The Bunker, à North Hollywood. « Juste des pistes marmonnées au cœur de murs de son », explique Hayes. Les paroles apparaissaient plus tard, modelées par le bruit.
Pour Hayes, cet album a été particulièrement tumultueux, notamment à cause du temps qu’il a fallu pour l’achever. « C’était si long que j’ai fini par l’aimer », avoue-t-il. Une fierté timide semble les unir. Le groupe fonctionne en démocratie — du moins les bons jours. Ils sont anti-système, et cela se reflète dans leur manière d’être un groupe. Pas de parolier attitré, par exemple. Ce qui implique un équilibre constant des ego. « On a toujours été anti-frontman », dit Hayes.
Partager les tâches ne rend pas la chose plus facile. Plus le groupe avance, plus il doit creuser pour trouver de l’or. Mais à la différence d’un groupe classique, BRMC va jusqu’à l’épuisement pour y parvenir. « Chaque disque est plus difficile. Il faut trouver quelque chose à dire sans se répéter », dit Hayes. Leur relation tendue avec les critiques vient du fait qu’ils sont eux-mêmes leurs juges les plus sévères. « On se met en pièces pour faire quelque chose de vrai. Donc si quelqu’un d’autre le démonte, on se dit : ‘C’est mérité.’ »
Une fois assez de « pistes marmonnées » en main, ils passent à leur studio à L.A. pour enregistrer. Si l’album est très marqué par Los Angeles, certains titres viennent d’ailleurs. Spook a été écrit à Santa Cruz et enregistré à Joshua Tree. Bandung Hum a commencé en Indonésie, en tournée. Mais c’est chez eux qu’ils ont vraiment creusé, jusqu’au point de rupture. Le producteur Nick Launay (Yeah Yeah Yeahs, Arcade Fire, Nick Cave & The Bad Seeds) les a rejoints pour servir de caisse de résonance.
« Quand tu restes trop longtemps dans le terrier, tu perds toute perspective », explique Shapiro. « Avoir quelqu’un pour te dire que c’est bon et qu’il est temps d’arrêter, c’est vital. Sinon, on ne s’arrête jamais. » Hayes sourit : « On a tendance à se perdre dans notre propre univers. »
Malgré les difficultés, cette fois ils ont pu s’appuyer sur toutes les versions de BRMC accumulées au fil des années. Le groupe n’a jamais voulu se laisser enfermer dans un genre, et cette liberté se ressent : entre rock bluesy, psychédélisme et racines americana, Wrong Creatures voyage dans l’histoire du rock, avec des détours inattendus et une conscience bien ancrée dans le présent. Leur objectif reste de repousser leur propre jeu musical, toujours avec le live en ligne de mire. « On a capté des performances vraiment cool sur cet album », dit Hayes.
Little Thing Gone Wild — une chevauchée sale et puissante de riffs lourds — est le premier extrait. C’est aussi l’inspiration du titre de l’album :
« Lord you hear me loud into my soul speaker, why won’t you let me out, you’ve got the wrong creature. »
Been explique : « Ce sentiment d’être enfermé en soi-même, de devoir constamment gratter et se débattre pour sortir. Et cette idée obsédante qu’on est peut-être mal foutus dès le départ. On veut croire qu’on est des êtres élevés, mais on finit souvent comme tous les autres cochons, à se battre pour quelques truffes. Peut-être que Dieu s’est simplement trompé quelque part. »
Au-delà de la provocation, Wrong Creatures est un retour à l’alchimie originelle du groupe. De la ballade sombre à la Nick Cave avec Haunt, au punk garage de Little Thing Gone Wild, BRMC y étale toutes ses forces. Les significations restent floues, par peur des malentendus passés. « J’écris souvent sur la mort, » dit Hayes. « Comme une conversation. C’est sombre, mais c’est mon humour noir. » La mort, comme sujet, permet d’explorer erreurs et regrets. En les transformant en riffs et rythmes pesants, le groupe purifie ses démons — et offre au public un exutoire émotionnel.
Aujourd’hui, BRMC survit dans un monde dominé par la pop flashy et le hip-hop. Après des années de hauts et de bas, ils ont appris à faire le tri et à se concentrer sur l’essentiel. « On est une île à nous seuls », dit Been. « Les groupes, c’est comme des couples mariés trop jeunes, qui ont eu douze gosses, et qui finissent par se détester. Mais ces gosses, ce sont les chansons. Et malgré les disputes, tu reviens toujours, à cause de ce que vous partagez. » Un demi-sourire flotte entre eux. « C’est brutal, mais c’est beau. »
Ce qui est le plus beau, c’est qu’après tout ce temps, ils arrivent encore à se surprendre. « Sur cet album, j’ai ressenti un vrai lien avec la musique, plus qu’avec les mots », dit Hayes. « Et ça m’a touché. »
Aussi sombre que soit le monde de BRMC, il reste une lueur.